Quand un travail peut-il être qualifié d’artisanal (avec un délai de prescription réduit à cinq ans) ?

X fait restaurer une quarantaine de meubles par une entreprise d’ébénisterie. Après plus de cinq ans, celle-ci réclame le paiement de sa facture.X fait valoir que l’action est prescrite.

Les tribunaux genevois lui donnent raison. L’entreprise d’ébénisterie fait cependant recours au Tribunal fédéral (TF).

Cette autorité constate que le litige porte sur l’application de l’article 128 chiffre 3 CO, qui réduit de 10 ans à cinq ans le délai de prescription pour les créances des « artisans pour leur travail ».

Il s’agit donc de déterminer ce qu’il faut entendre par « travail d’artisan ».

Le TF explique à ce sujet :

« 4.1.2. Contrairement à ce que pourrait faire accroire la lettre de l’art. 128 ch. 3 CO dans sa teneur française, c’est bien la nature du travail ( Handwerksarbeit/lavori d’artigiani) et non la qualité de celui qui l’effectue (petit artisan ou gros entrepreneur) qui est déterminante pour l’application de cette disposition (ATF 123 III 120 consid. 2a; arrêt 4A_321/2020 du 26 novembre 2020 consid. 4.1 et les références citées).  

Le travail de l’artisan se démarque par la nature spécifique et l’ampleur réduite de l’activité fournie. Il s’agit d’un travail manuel, exécuté avec ou sans outils, où l’élément manuel revêt une importance supérieure (ou au moins égale) à celle des autres prestations qui supposeront notamment l’emploi de machines, des travaux d’organisation et des tâches administratives. Il se distingue par la prédominance de l’activité manuelle, du métier, de la technique, du tour de main, d’une part, sur la production en série, l’élément intellectuel ou scientifique, l’esprit d’organisation et les tâches administratives, d’autre part. Ce travail dépend de l’activité manuelle de celui qui l’accomplit, plutôt que de l’engagement de moyens techniques. Cette acception est réservée aux travaux qui, non seulement, ne nécessitent pas l’emploi de technologies spéciales, mais qui n’impliquent pas non plus de recourir à des mesures de planification (en matière de personnel ou de délais) et de coordination avec d’autres corps de métiers, et peuvent donc être effectués sans moyens administratifs particuliers. L’art. 128 ch. 3 CO ne s’applique qu’en présence de travaux manuels typiques, traditionnels et accomplis dans un cadre restreint (ATF 123 III 120 consid. 2b; arrêt 4A_321/2020, précité, consid. 4.1 et les références citées). 

4.1.3. A été qualifiée d’activité artisanale l’installation complète de l’électricité dans une grande villa; la nécessité de contrôler le travail déjà fait par d’autres entreprises et, au besoin, de le refaire, était de nature à renforcer l’importance de l’activité manuelle et du savoir-faire individuel des ouvriers (arrêt 4A_247/2010 du 12 octobre 2010 consid. 2). Ont également été reconnus comme artisanaux des travaux de gypserie ou de peinture, l’exécution de cadres avec des baguettes préfabriquées coupées à la longueur requise, l’exécution de batteries pour animaux, la pose d’installations sanitaires et des travaux de ferblanterie, des travaux de transformation et de ventilation de W.-C., le montage d’une antenne collective ainsi que des travaux de nettoyage ou de jardinage (cf. ATF 123 III 120 consid. 2a).  

Le Tribunal fédéral a en revanche exclu de cette catégorie des tâches variées – appréhendées dans leur ensemble – de maçonnerie, carrelage, plomberie, gypserie, pose de papiers peints, de menuiserie et de déblaiement, visant à réaménager complètement un appartement et nécessitant une activité de planification et de coordination, de nature administrative (arrêt 4C.32/2006 du 4 mai 2006 consid. 4.2 et 4.3). Tout en concédant que la pose de carrelages constitue en soi un travail artisanal, l’autorité de céans a exclu de retenir cette notion pour une activité déployée dans plus de 100 pièces d’eau et impliquant des tâches de planification, d’organisation et d’administration qui allaient largement au-delà de ce qu’un artisan assume traditionnellement (ATF 123 III 120 consid. 2b). Elle a aussi dénié tout caractère artisanal à des travaux tels que la fourniture et l’installation d’ascenseurs produits par un procédé mécanique industriel (arrêt 4C.318/1991 du 12 février 1992 consid. 3), l’édification d’une maison entière, aussi modeste soit-elle, dans la mesure où une telle activité nécessitait un important apport intellectuel, organisationnel et administratif, indispensable à l’édification rationnelle d’une construction immobilière (ATF 109 II 112 consid. 2c), ou encore l’aménagement d’un intérieur, impliquant non seulement de fabriquer et monter du mobilier, mais aussi d’établir des plans et de prendre des mesures d’organisation et de planification notables (arrêt 4C.416/1995 du 20 mai 1996 consid. 2b). 

4.1.4. L’intention du législateur, lorsqu’il a introduit ce régime de prescription quinquennale en 1881, était de soumettre à une brève prescription les créances découlant de certains contrats synallagmatiques dans lesquels il était usuel de s’exécuter rapidement, sans passer de contrat écrit ni conserver longtemps une quittance; le fait de tarder à recourir aux tribunaux portait à admettre que le créancier avait été satisfait selon l’usage (ATF 132 III 61 consid. 6.1; arrêt 4A_321/2020, précité, consid. 4.3 et les références citées). Avec le développement du commerce, cette ratio legis a largement perdu de son sens. Aussi se justifie-t-il d’interpréter restrictivement l’art. 128 ch. 3 CO, qui consacre une exception à la règle générale concernant la prescription des créances. Dans le doute, on appliquera le délai de prescription décennal de l’art. 127 CO, en particulier lorsque le travail considéré représente plus qu’un simple travail courant ou de routine (ATF 123 III 120 consid. 2a; arrêt 4A_321/2020, précité, consid. 4.3).  

4.2. En l’occurrence, la cour cantonale a constaté que les travaux litigieux étaient de nature artisanale en ce sens que l’élément manuel prévalait sur les composantes intellectuelles et scientifiques. A teneur des devis produits, lesdits travaux, essentiellement exécutés par des tiers, consistaient à recoller et remplacer des pièces, raccorder des teintes, poncer du verni, ainsi que vernir et couvrir des chaises et des fauteuils. La cour cantonale a jugé que la restauration d’une quarantaine de meubles revêtait certes une certaine importance, mais a estimé qu’un tel travail entrait toujours dans la notion d’artisanat au sens de l’art. 128 ch. 3 CO. Aucun élément du dossier ne permettait du reste de retenir que le travail accompli par le recourant aurait nécessité des tâches particulières de planification, d’organisation et d’administration. Retenant qu’un délai de prescription de cinq ans était applicable en l’espèce, la juridiction cantonale a dès lors abouti à la conclusion que les prétentions en lien avec les factures établies entre le 22 juillet et le 19 décembre 1997 étaient déjà prescrites lorsque le recourant avait initié des poursuites en décembre 2003.  

4.3. La solution retenue par la cour cantonale ne prête pas le flanc à la critique. »

On voit donc que c’est l’élément de planification et d’organisation — comprenant donc des éléments intellectuels — qui prévaut pour faire la distinction entre le travail d’un artisan est celui d’un entrepreneur en général.

ATF 4A_10/2023 du 14.7.2023

-commentaires (0)-

Publier un commentaire