Le Tribunal fédéral (TF) vient de publier, le 1er mai 2019, un arrêt important dans une affaire jurassienne, arrêt rendu lors d’une délibération publique du 15 janvier 2019 (ce qui en principe montre une divergence entre les juges).
Un frontalier français avait été engagé par une entreprise jurassienne avec effet dès le 1er janvier 2011, pour un salaire de 13 x Fr. 5505.-. En juin 2011, les salariés furent informés qu’ils recevraient leur salaire en euros s’ils résidaient dans la zone frontalière française. Le salarié a accepté cela en signant un avenant à son contrat en automne 2011, et il a touché effectivement, dès le 1er janvier 2012, à salaire converti en euros au taux fictif de 1.30, alors que le taux réel était inférieur et qu’il aurait ainsi dû, sans cet accord mentionnant spécifiquement le taux fictif question, toucher davantage d’euros. Cette situation a duré jusqu’au 30 juin 2015, date de la fin du contrat de travail.
En 2016, ce frontalier ouvre action contre son ex employeur, en faisant valoir la nullité, selon lui, de l’avenant qui réduisait sa rémunération : cet avenant serait contraire à l’accord sur la libre circulation des personnes passées entre la Suisse et l’union européenne (ALCP). Il obtient gain de cause en première et deuxième instance du canton du Jura, mais l’employeur recourt au TF.
Cette autorité rappelle tout d’abord qu’en principe la liberté contractuelle permet à des parties à un contrat de travail de convenir que le salaire puisse être payé dans une autre monnaie que le franc suisse. Toutefois, le litige porte ici sur le point de savoir s’il est admissible ou non, au regard de l’ALCP, de discriminer des frontaliers par rapport aux résidents suisses. En droit européen, le principe de non-discrimination découle de l’article 18 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) de 2012. De plus, la Cour de justice européenne, dont la jurisprudence est également applicable en Suisse en vertu précisément de l’ALCP, a décidé que ce principe de non-discrimination vaut également dans les relations horizontales, c’est-à-dire entre particuliers (ce qui est le cas ici, puisqu’on a affaire à un contrat de travail dans l’une entreprise privée).
Donc, en principe, une telle discrimination de salaire n’est pas admissible, sans que, pour autant, le TF accepte expressément, dans cette affaire, de reprendre à son compte le principe de l’effet horizontal.
Deux exceptions à ces règles de non-discrimination sont cependant prévues :
– il ne faut pas que la personne se prétendant discriminée commette un abus de droit
– Il peut y avoir des circonstances économiques justifiant une telle discrimination salariale.
Le TF juge que ces deux exceptions sont remplies en l’espèce. Le travailleur avait signé l’avenant alors qu’il connaissait les discussions à ce sujet. Il ne peut pas renier sa signature plusieurs années plus tard. De plus, l’employeur a réussi à prouver que cette mesure (paiement des salaires des frontaliers en euros, donc moins d’argent pour eux) était indispensable pour préserver les emplois et sauver l’entreprise de la faillite.
Par conséquent et contrairement à ce qu’ont décidé les juges jurassiens, l’action du travailleur doit être rejetée.
Arrêt 4A_215/2017 du 15.1.2019
Notre commentaire :
Cet arrêt ne convainc pas.
Tout d’abord, l’argument de l’abus de droit prétendument commis par le travailleur ne devrait pas pouvoir être retenu. En effet, à supposer qu’une clause contractuelle soit nulle, on ne commet en principe pas un abus de droit à invoquer cette nullité en tout temps. La seule exception, c’est la prohibition d’agir de manière contradictoire : ce n’est que si on accepte une clause en sachant parfaitement qu’elle est nulle que l’on perd le droit d’invoquer ultérieurement cette nullité. Or, l’arrêt dit simplement qu’il y avait à l’époque des discussions sur la validité des salaires en euros et que les syndicats et la presse avait relayé ces discussions de sorte que « les employés ne pouvaient donc ignorer les interrogations que suscitait l’avenant au contrat de travail qui leur était soumis ». Mais il n’est dit nulle part que le salarié en question connaissait la nullité de cet accord. Autrement dit, l’exception de mauvaise foi doit être examinée de manière individuelle ; cela n’a pas été le cas ici.
Par ailleurs, nous considérons que le TF met beaucoup trop de poids sur des considérations économiques. Le risque économique doit en principe être assumé par l’employeur. Ce n’est pas au salarié de faire des sacrifices pour sauver l’entreprise ou les places de travail, contrairement à ce qui ressort de l’arrêt. Et si l’on veut absolument impliquer davantage les salariés (en général) dans ces préoccupations économiques, il ne paraît pas juste que seuls ceux qui ont leur domicile privé dans un pays de la zone euro soient pénalisés ; c’est précisément cela qui est discriminatoire.