Invalidité pour un temps partiel ou pour un temps complet (détermination du statut)?

Madame X est atteinte dans sa santé, tant physique que psychique. Elle a eu un enfant en 2006. Comme elle travaillait à plein temps jusqu’à la naissance de son enfant, l’office AI a considéré qu’il fallait calculer sa perte économique, donc son degré d’invalidité, sur un plein-temps professionnel. Elle a donc obtenu une rente entière. Cette rente a été maintenue par la suite quand bien même l’assurée était devenue ménagère à 50 % et professionnelle à 50 % également, car le handicap était total dans les deux domaines.

En 2019, alors qu’elle travaillait toujours à 50 %, on lui demande de remplir la formule habituelle où elle doit répondre à la question : « Si vous étiez en parfaite santé, quel serait votre taux d’activité » ? C’est la fameuse « détermination du statut », qui est essentielle chez les personnes travaillant à temps partiel. Elle apporte des réponses peu claires, indiquant tout d’abord que sans atteinte à la santé elle travaillerait à 50 %, puis en corrigeant cette réponse dans le sens de 100%, parce que que son enfant avait maintenant 13 ans et que sa situation financière nécessitait un emploi à 100 %.

L’office AI s’en tient à la première réponse : comme il n’y a désormais plus de handicap ménager mais seulement un handicap professionnel pour le 50 %, la rente entière est réduite à une demi-rente.

Madame X fait recours au Tribunal cantonal vaudois, sans succès, puis au Tribunal fédéral (TF).

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Assurance invalidité : des revenus théoriques irréalistes privent de rentes de nombreux assurés

Depuis plusieurs années, les milieux de défense des assurés ainsi que de nombreux universitaires critiquent les statistiques officielles qui servent de base pour déterminer les revenus des personnes invalides. Les salaires indiqués dans ces statistiques sont très hauts et ne tiennent le plus souvent aucun compte du fait qu’elles sont établies avant tout pour une population en bonne santé.

Concrètement, on peut illustrer le mécanisme par un exemple :

•             Monsieur X est ouvrier du bâtiment, avec un salaire annuel de 60 000 Fr.

•             atteint dans sa santé, il ne peut plus exercer ce métier pénible (même à temps partiel)

•             l’office AI considère qu’il pourrait en revanche exercer à plein temps un autre métier moins pénible, par exemple comme gérant de stocks, ou chauffeur livreur, ou encore ouvrier en atelier ; le revenu dit « exigible » dans ces métiers, selon les statistiques fédérales, est de 50 000 Fr. par an

•             comme l’invalidité selon la loi (LAI) est purement économique, on compare l’ancien revenu de 60 000 Fr. au nouveau revenu exigible de 50 000 Fr. ; la perte est ainsi de 10 000 Fr., ce qui représente un degré d’invalidité de 10’000 / 60’000, soit 17 % ; or, il faut au moins 40 % pour ouvrir le droit à un quart de rente.

À supposer que même dans ces métiers moins pénibles l’assuré ne puisse plus travailler qu’à mi-temps parce qu’il doit prendre des pauses et qu’il a par ailleurs une baisse de rendement, le calcul serait le suivant : revenu exigible 25 000 Fr. comparé à l’ancien revenu de 60 000 Fr., ce qui donne une perte de 25 000 Fr. / 60 000 Fr. = 42 % : l’assuré n’a droit qu’à un quart de rente alors que logiquement il devrait toucher au moins une demi-rente.

Récemment, une étude interdisciplinaire de la professeure Gabrielle Riemer-Kafka, parue dans RSAS/SZS 6/2021 aboutit à la conclusion que ces statistiques ne reflètent pas la réalité.

Un assuré a fait porter récemment son cas devant le Tribunal fédéral (TF) en plaidant le caractère injuste de la pratique suivie par cette autorité depuis de nombreuses années. Voici pour l’essentiel les critiques qu’il apportait sur la base des rapports d’experts :

  1. La notion légale du « marché du travail équilibré » aboutit à des résultats fictifs, vu les changements de ces dernières années.
  2. La question du caractère exploitable ou non de la capacité restante n’appelle qu’une réponse par « oui » ou « non », sans qu’on puisse nuancer par la prise en compte de caractéristiques particulières de l’assuré.
  3. Lorsqu’un travailleur atteint un âge approximatif de 60 ans, il n’existe plus vraiment de postes de travail pour lui.
  4. La nouvelle loi qui supprime les paliers (1/4,  ½,  ¾ de rentes)  n’autorise plus les  abattements, qui étaient de 5 à 25 % pour tenir compte des problèmes individuels (d’ailleurs, il y a une forte variabilité de ces abattements entre les différents cantons, les différents offices et les différents tribunaux…)
  5. Les métiers physiquement pénibles sont en principe mieux rémunérés et influencent ainsi, vers le haut, les statistiques ; or, quand ils ne peuvent plus être exercés, cela se traduit par un pourcentage plus bas d’invalidité.
  6. Les statistiques portent sur un marché du travail destiné aux personnes en bonne santé ; les salaires des personnes atteintes dans leur santé sont de 10 à 15 % inférieurs à ces statistiques
  7. L’application de ces statistiques empêche bien souvent un recyclage, parce que le seuil ouvrant ce droit (20 % d’invalidité) n’est pas atteint ; cela est contraire au principe que « la réintégration prime la rente ».

Dans son arrêt de principe rendu le 9 mars 2022 en délibération publique, mais à trois voix contre deux, le TF rejette ces critiques et maintient sa jurisprudence traditionnelle. Cela a pour conséquence de fermer la porte des prestations d’invalidité à de nombreuses personnes. Le TF ne manque pas de relever d’ailleurs que la moitié des cas environ concerne des atteintes psychiques et que ces assurés-là peuvent très bien continuer à exercer des activités physiques, sans perte substantielle de revenus. Le TF juge aussi que la Convention européenne des droits de l’homme n’est pas violée.

8C_256/2021 du 9 mars 2022 destiné à publication (en allemand)

Notre commentaire :

  1. Manifestement, le TF n’a pas voulu piétiner les plates-bandes du législateur. Ce serait à ce dernier (le Parlement) de modifier le système pour éviter une discrimination systématique des assurés modestes exerçant avant tout des activités physiques, et qui sont atteints dans leur santé au point qu’ils ne peuvent plus travailler comme avant.
  2. Cet arrêt montre que la sensibilité d’un seul juge peut suffire à faire basculer ou non tout un système.
  3. Il faudrait introduire à l’occasion la possibilité, pour la minorité du TF, d’exprimer par écrit, dans la motivation de l’arrêt, des opinions divergentes. Ce droit, qui a pour avantage de préparer d’éventuelles modifications de jurisprudence, existe à la Cour européenne des droits de l’homme et également — c’est une rareté en Suisse — dans le canton de Vaud, art. 134 de la Constitution (où il n’est à vrai dire presque jamais exercé)
  4. Il n’est pas exclu que cet arrêt soit contesté à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.