Accident au travail: l’employeur peut-il être attaqué par les assureurs sociaux ?

Lors d’un accident de chantier, un ouvrier est grièvement blessé et devient invalide à 100%. Il reçoit des prestations de l’AI et, après l’âge de la retraite, de l’AVS. Ces deux assureurs sociaux attaquent l’employeur. Celui-ci refuse de payer quoi que ce soit aux assureurs sociaux. Le Tribunal d’appel du canton de Bâle-Ville donne raison à cet employeur, qui recourt au Tribunal fédéral.

Dans un arrêt très clair, cette autorité rappelle les principes :

  • Dans l’ancien droit, un employeur qui était attaqué par son employé n’était responsable qu’en cas de faute grave de sa part.
  • Ce privilège de l’employeur (n’être responsable qu’en cas de faute grave de sa part) a disparu : l’employeur peut être attaqué par l’employé selon le système ordinaire de la responsabilité civile contractuelle. Il répond de toute faute de sa part ou de la part de ses auxiliaires (donc pas besoin de faute grave) et c’est à lui, le cas échéant, de chercher à se libérer en prouvant son absence de faute (art. 97 et 328 CO).
  • En revanche, selon le nouveau système, l’action récursoire des assureurs sociaux reste, elle, soumise à ce privilège que peut invoquer l’employeur en faisant valoir qu’il n’a pas commis de faute grave.

Mais qu’en est-il d’une faute grave commise non pas par l’employeur, mais par un auxiliaire de celui-ci ? Si par exemple c’est un contremaître qui a omis une mesure de précaution, cette omission peut-elle encore être imputée à l’employeur en application de l’art. 55 du Code civil ? L’application de cette disposition, relative aux organes d’une personne morale, serait en soi possible, selon le TF, parce qu’il y aurait en quelque sorte délégation du pouvoir d’un organe à un employé. Au fond, le chef de chantier serait un organe de fait de la société employeuse. Tel n’est toutefois pas le cas ici : un « organe de fait » avait été admis dans la jurisprudence pour un chef de chantier, mais pas pour un contremaître.

Le TF s’étend longuement sur la comparaison du présent cas avec celui de l’ATF 128 III 76, où le directeur d’une entreprise, lors d’une journée « portes ouvertes » avait laissé de jeunes taureaux en liberté faire tomber un échafaudage. Ce directeur avait été considéré comme un « organe de fait ».

En résumé, ici le contremaître n’avait pas une fonction d’organe de fait dans la société. Par conséquent, celle-ci ne peut se voir imputer une faute grave. Le cas échéant, c’est l’employé lui-même qui pourrait être attaqué puisque l’art. 55 al. 3 du CC prévoit que « les fautes commises engagent, au surplus, la responsabilité personnelle de leurs auteurs ».

Ainsi, les assureurs sociaux, soit en l’espèce l’AI et l’AVS, c’est-à-dire la Confédération, sont déboutés. Ils doivent supporter les frais de la procédure à hauteur de fr. 15’000.- et payer fr. 17’000.- de dépens à l’employeur attaqué.

ATF 4A_383/2022 du 25.09.2023

Notre commentaire :

D’un point de vue juridique, cet arrêt nous paraît correct. Le législateur a voulu privilégier l’employeur attaqué lors d’une action récursoire des assureurs sociaux qui ont fourni des prestations au lésé. Cet employeur ne peut être attaqué qu’en cas de faute grave de sa part, ou éventuellement de la part d’un employé supérieur qui aurait par hypothèse une fonction d’organe de fait selon l’art. 55 du Code civil. En l’espèce, le contremaître n’était pas un organe.

En revanche, l’employé blessé, lui-même, peut encore attaquer son employeur sur la base des art. 101 et 328 CO qui nous citons ci-après :

Art. 101

1 Celui qui, même d’une manière licite, confie à des auxiliaires, tels que des personnes vivant en ménage avec lui ou des travailleurs, le soin d’exécuter une obligation ou d’exercer un droit dérivant d’une obligation, est responsable envers l’autre partie du dommage qu’ils causent dans l’accomplissement de leur travail.

2 Une convention préalable peut exclure en tout ou en partie la responsabilité dérivant du fait des auxiliaires.

3 Si le créancier est au service du débiteur, ou si la responsabilité résulte de l’exercice d’une industrie concédée par l’autorité, le débiteur ne peut s’exonérer conventionnellement que de la responsabilité découlant d’une faute légère.

Art. 328

1 L’employeur protège et respecte, dans les rapports de travail, la personnalité du travailleur; il manifeste les égards voulus pour sa santé et veille au maintien de la moralité. En particulier, il veille à ce que les travailleurs ne soient pas harcelés sexuellement et qu’ils ne soient pas, le cas échéant, désavantagés en raison de tels actes.

2 Il prend, pour protéger la vie, la santé et l’intégrité personnelle du travailleur, les mesures commandées par l’expérience, applicables en l’état de la technique, et adaptées aux conditions de l’exploitation ou du ménage, dans la mesure où les rapports de travail et la nature du travail permettent équitablement de l’exiger de lui

Cela ne vaut toutefois que pour le découvert qui subsisterait au-delà des prestations fournies par les assureurs sociaux. Par exemple, si la perte économique est de 100, couverte par les assureurs sociaux à raison de 80, l’employé conserverait le droit de se faire indemniser à hauteur de 20 par une action directe contre son employeur. Celui-ci ne pourrait se libérer, à l’égard de la victime, que s’il prouve une absence de faute de sa part ou de la part de l’un des auxiliaires, ou alors une faute propre du lésé, le fardeau de cette preuve d’absence de faute étant à sa charge en vertu de l’art. 97 al. 1 CO ainsi rédigé : « Lorsque le créancier ne peut obtenir l’exécution de l’obligation ou ne peut l’obtenir qu’imparfaitement, le débiteur est tenu de réparer le dommage en résultant, à moins qu’il ne prouve qu’aucune faute ne lui est imputable ».

En résumé, l’employeur est privé de son « privilège de responsabilité » en cas d’action directe contre lui de son employé lésé pour le découvert de celui-ci. En revanche, un recours des assureurs sociaux n’aboutira que si c’est la société elle-même qui est responsable, et il faut de surcroît que l’employé qui a provoqué ou admis le risque puisse être considéré comme un organe de fait, ce qui est rare (cela avait été admis dans l’affaire des taureaux (128 III 76) mais non dans le présent accident de chantier).

A notre sens, on peut se demander s’il n’y a pas lieu de modifier les règles légales de la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA) pour supprimer ce privilège qui subsiste en cas de recours des assureurs sociaux, cela afin d’augmenter les droits de ces assureurs, c’est-à-dire de la collectivité, à l’encontre des employeurs négligents ou de leurs auxiliaires, pour alléger la charge des contribuables et augmenter la sécurité au travail.

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