Responsabilité civile : un arrêt discutable, préjudiciable aux victimes et peu pratique
Depuis le 1er janvier 2022, la victime d’un acte illicite peut agir directement contre l’assurance responsabilité civile (RC) de l’auteur, même en dehors du domaine de la circulation routière, où ce système existe depuis presque toujours. M. X. estime avoir été victime d’une erreur médicale et il ouvre une action partielle contre l’assurance RC du médecin. Le Tribunal de commerce de Zurich rejette l’action, au motif que le contrat d’assurance du médecin était entré en vigueur avant le 1er janvier 2022. Le patient fait recours auprès du Tribunal fédéral.
Cette autorité constate que le litige porte sur le droit transitoire de la Loi sur le contrat d’assurance, soit l’art. 103a LCA. Ce texte a la teneur suivante :
« Les dispositions suivantes du nouveau droit s’appliquent aux contrats qui ont été conclus avant l’entrée en vigueur de la modification du 19 juin 2020 ( note réd. : cette entrée en vigueur est le 1.1.2022) :
- Les prescriptions en matière de forme.
- Le droit de résiliation au sens des art. 35a et 35b ».
Au vu de ce texte, l’assurance plaide a contrario que le système de l’action directe du lésé contre l’assurance ne s’applique pas aux contrats entrés en vigueur avant le 1er janvier 2022, date de l’entrée en vigueur du nouveau droit.
Le TF constate que les auteurs juridiques (la doctrine) sont divisés sur ce point. Une partie importante estime que le nouvel art. 60 al. 1 bis LCA (le droit d’action directe) se fonde sur la loi et que ce n’est pas une question de contrat, de sorte que ce droit n’est pas touché par les dispositions transitoires. Une autre partie de la doctrine, au contraire, estime que le texte de l’art. 103a LCA ne s’applique expressément qu’aux prescriptions de forme et au droit de résiliation du contrat et que, a contrario, toutes les autres dispositions, notamment – précisément – cet art. 60 al. 1 bis nouveau ne s’applique pas, l’aspect « contrat » ne pouvant être écarté.
Le TF tranche la controverse dans le sens des assureurs : seuls bénéficient de ce droit d’action directe les lésés qui peuvent invoquer que l’auteur du dommage ne s’est assuré que récemment, soit après le 31.12.21.
Par conséquent, le recours est rejeté et le lésé, dans ce cas précis, ne peut agir que contre l’auteur du dommage et non contre son assureur RC.
ATF 4A_189/2024 du 27.01.2025 destiné à publication
Notre commentaire :
Cet arrêt nous paraît pour le moins discutable. Le but de cette modification législative (introduction d’une possibilité d’action directe contre l’assureur RC) était clairement de favoriser les lésés, notamment si l’auteur du dommage, couvert par une assurance RC, est lui-même insolvable. Tout dépend donc, selon le TF, du moment où le contrat d’assurance RC est entré en vigueur, ce qui est le plus souvent un pur hasard. La plupart des contrats d’assurance RC sont anciens, ce qui, selon cet arrêt, met les assureurs à l’abri de cette action directe du tiers lésé.
Certes, le Code de procédure civile permet à certaines conditions d’attirer l’assureur RC dans le procès, par les moyens de « dénonciation d’instance » ou « appel en cause ». Mais c’est compliqué et aléatoire : le procès devient “à trois parties” et l’auteur du dommage, attaqué, doit faire les démarches pour attirer son assureur au procès, sauf si celui-ci, qui aurait connaissance du litige parce qu’il en a été informé par l’auteur, décide lui-même d’intervenir comme partie.
Finalement, on ne voit guère l’intérêt qu’auraient les assureurs RC à ne pas avoir en mains la défense de leurs assurés, via le procès direct. Cela d’autant plus qu’une clause des conditions générales leur attribue précisément … le pilotage du sinistre !
Cet arrêt nous donne l’occasion de déplorer le fait qu’en Suisse les assurances de responsabilité civile ne sont obligatoires que dans certains domaines particuliers (p. ex. : circulation routière, responsabilité des médecins et avocats, etc.). Or, chacun peut, même sans faute de sa part, causer un dommage qui peut ascender à plusieurs centaines de milliers de francs et qui, sans assurance RC, va grever toute sa vie. Que l’on songe à des accidents provoqués par des enfants, à des accidents de ski ou de sport en général, à des maladresses de tout genre, etc. De même, les vélos jusqu’à 25 km/h n’ont pas d’assurance RC obligatoire. Nous pensons que cet arrêt devrait amener le législateur suisse à introduire cette obligation d’assurance RC pour chaque résident en Suisse (ce qui laisse subsister un problème pour les non-résidents, touristes etc, problème qui pourrait aisément être résolu par une institution supplétive, comme cela existe pour les dommages causés par des véhicules à moteur non assurés.)
En attendant, nous ne pouvons que conseiller à chacun de conclure une assurance RC de famille. A défaut d’une telle assurance, l’auteur du dommage peut voir sa vie complètement chamboulée par une dette qui peut ascender à des centaines de milliers de francs. Sans compter les cas où cet auteur, se sachant insolvable, laisse complètement aller les choses et n’annonce même pas le sinistre à son assureur (pour autant d’ailleurs qu’il en ait un)…