Un arrêt de principe du Tribunal fédéral sur l’indépendance des experts

Il y a très longtemps que les milieux proches des assurés se plaignent du fait que l’assurance invalidité fédérale (AI) a recours de manière systématique à des institutions, souvent privées, qui dépendent financièrement d’elle et qui, par conséquent, rendent des expertises le plus souvent favorables à l’AI.
Cette critique vaut d’ailleurs aussi pour d’autres assureurs sociaux ou privés; on peut mentionner les assureurs-accidents, dont au premier chef la SUVA, les assureurs maladie, les fondations de prévoyance professionnelle, etc.

C’est un problème d’égalité des armes qui se pose, sous l’angle de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). En effet, ces grandes institutions d’assurances disposent déjà de compétences et de forces nettement supérieures à celles des assurés individuels. Est-il juste – et acceptable sous l’angle de l’art. 6 CEDH – que ces assureurs, en plus, disposent de la « force de frappe » des experts qui leur sont tous dévoués.

Il s’est développé en Suisse un véritable « business » des expertises. Chaque expertise rapporte fr. 9’000.-, qu’elle soit longue ou brève, superficielle ou approfondie.

Le TF a donc décidé d’examiner en détail, dans un arrêt d’une quarantaine de pages, tout le système des expertises de l’AI.


Le cas qui a donné l’occasion de cet examen était celui d’une dame d’une quarantaine d’années victime d’un accident de circulation, avec coup du lapin et syndrome dépressif.

Alors que ses médecins attestaient d’une incapacité totale de travail, cela par une expertise pluridisciplinaire, l’Office AI estima nécessaire de confier une autre expertise à un « COMAI » (Centre d’observation médicale de l’AI). Comme il fallait s’y attendre, ladite expertise conclut à une capacité totale de travail, avis qui fut partagé par le Tribunal cantonal soleurois.

L’assurée recourt au Tribunal fédéral en invoquant notamment l’absence d’indépendance des COMAI en général. Le TF saisit l’occasion de ce cas pour ordonner des enquêtes sur tous les aspects financiers et médicaux de ces expertises.

D’entente entre elles, les deux Chambres compétentes en matière de droit social au Tribunal fédéral posent trois questions qui sont :

1.      La jurisprudence selon 132 V 93 doit-elle être modifiée en ce sens qu’une décision de l’administration (AI) ordonnant une expertise revête la forme d’une décision incidente attaquable en justice ?

2.      La jurisprudence 133 V 446 doit-elle être modifiée dans le sens que l’assuré doit se voir reconnaître des droits de participation à cette expertise médicale (choix de l’expert, questions à lui poser), conformément à la Loi sur la partie générale du droit des assurances sociales et à d’autres lois ?

3.      N’y a-t-il pas lieu de modifier la jurisprudence selon laquelle le Tribunal cantonal est libre de renvoyer la cause à l’assureur ou d’ordonner lui-même une expertise judiciaire, dans le sens qu’une expertise judiciaire est nécessaire ?

A l’unanimité, les deux Chambres ont répondu par l’affirmative à ces trois questions.

Les enquêtes effectuées par le Tribunal fédéral montrent tout d’abord que les instituts mis en œuvre par l’AI sont dépendants économiquement d’un volume d’expertises suffisant.

L’enquête révèle aussi qu’en général les réponses sont plutôt favorables aux mandants (les assureurs sociaux).

Une expertise juridique du Prof. Müller et de l’avocat Reich a conclu au printemps 2010 que le système de ces expertises faites par les COMAI violait la règle de l’égalité des armes. Il n’est certes pas illicite que l’administration s’adresse à des instituts extérieurs. Une comparaison internationale montre que la Suisse n’est pas seule à pratiquer de cette manière. En revanche, l’intérêt financier de ces instituts est incompatible avec des analyses objectives sur le plan médical. Ces expertises sont souvent décisives pour l’issue de la cause. Les garanties de procédure doivent donc être impérativement respectées.

S’inspirant de ce qui existe en assurance militaire, le TF exige désormais une meilleure participation de l’assuré au choix de l’expert et au déroulement de l’expertise, les résultats de l’expertise étant ainsi en général mieux acceptés (cons. 3.4.2.6). Et si les parties ne se mettent pas d’accord sur le nom de l’expert, il faut alors une décision de l’administration susceptible d’être attaquée en justice en tant que telle.

Le TF laisse ouverte la question de savoir si les décisions incidentes des tribunaux cantonaux quant à l’expertise peuvent être contestées devant le TF (cons. 3.4.2.7 in fine).

Quant au renvoi à l’administration, le TF ne maintient pas sa jurisprudence antérieure. Au contraire, il faut alors une expertise judiciaire.

Dans la présente affaire, le TF ne se limite pas à ces considérations générales qui aboutissent à une révision de la jurisprudence. Il examine aussi le déroulement concret de l’expertise par le COMAI. Chaque expertise est une intervention pénible de l’expert dans la vie et de l’intégrité psychique du patient ou de la patiente. Le TF le souligne expressément (cons. 6.1.2). Si l’expert ne procède pas de manière adéquate, la valeur de son travail est diminuée. Les expertises psychiatriques sont des sources potentielles de conflits. Ici, l’expertise pluridisciplinaire de la Clinique S. n’était pas affectée de vices tels qu’elle doive être éliminée au profit de l’expertise du COMAI (cons. 6.2.3). D’autre part, cette dernière ne répond pas aux exigences de la jurisprudence. Donc, il n’est finalement pas possible de décider définitivement du cas et  une nouvelle expertise judiciaire doit être ordonnée.

Pour ce qui est des frais et dépens, vu l’ampleur extraordinaire de la cause, le Tribunal fédéral les fixe à fr. 5’000. à la charge de l’AI et alloue des dépens par fr. 8’000.- à l’avocat.

ATF 9C_243/2010 du 28 juin 2011 (en allemand) , publié au RO 137 V 210

Notre commentaire :

Il était temps ! Le système suisse des assureurs sociaux qui sont censés ne pas être une partie à la procédure mais avoir une sorte de « pouvoir administratif supérieur » est devenu incompréhensible pour les Juges de Strasbourg. Pour eux, les parties sont de force égale, de sorte qu’il y a lieu de les faire bénéficier toutes deux du principe de l’égalité des armes (art. 6 CEDH). Sans appliquer cette manière de voir jusqu’au bout, on peut saluer le travail considérable fait par le TF, allant dans la bonne direction. Et cet arrêt a une portée assez large : il ne se limite pas à l’AI, mais vaut pour tous les « assureurs sociaux », y compris pour les assureurs privés qui font fonction d’assureurs-accidents au sens de la LAA et qui doivent appliquer la Loi sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA).

La presse a salué comme il se devait cet arrêt,  allant jusqu’à utiliser l’expression de « nettoyage des écuries d’Augias » (Tages Anzeiger du 7 juillet 2011 intitulé « Sur le système corrompu des expertises AI : nettoyer les écuries d’Augias »).

Supplément 11.9.2012 : Dans un nouvel arrêt du 13.8.2012 (8C_336/2012), le TF a jugé que les principes de cet arrêt s’appliquent aussi en assurance-accidents selon la LAA


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